C’était une époque élégante, mal
famée et étrange à la fois. Glorieuse et perverse.
Victor Taupin était né à la
saison des morilles.
Une quarantaine d’années plus
tard, il exerçait le métier de tailleur et travaillait dans la boutique de
Monsieur Brisebard.
Vivant seul avec sa mère,
Monsieur Taupin était un homme courtois, discret, qualifié prudemment par le
voisinage de vieux garçon. Une vie simple, dévolue à son travail, au confort de
sa mère et, seule fantaisie, aux livres, comme nous le verrons par la suite.
Les Taupins, mère et fils,
vivaient assez chichement et, quoiqu’on en dise, ils comptaient leurs sous, du
moins la mère. Ainsi le petit appartement, situé au 4 de la rue de la mimolette,
ne reflétait rien d’ostentatoire ni même de superflu. De toute façon, Madame
Taupin ne supportait pas les « m’as-tu-vu ». Et, de toute façon, il
n’y avait pas de « m’as-tu-vu » dans le voisinage, même après avoir
dépassé plusieurs pâtés de maisons. Ce n’était vraiment pas le genre du
quartier.
Madame Taupin née Baptistine
Fleuriot était de ces vieilles dames que l’on imaginait sans âge. Petite, le
corps sec et perpétuellement habillée de noir depuis la mort de Monsieur Taupin
père. Elle partageait avec son fils le goût pour la bonne chair et,
contrairement à lui, restait éternellement svelte malgré un appétit vorace.
Monsieur Taupin, lui, affichait
un embonpoint qui ne le mettait pas à l’aise. Non pas par coquetterie, mais par
crainte que l’on ne croie que sa mère se sacrifiait afin de pouvoir subvenir
aux besoins d’un fils trop gourmand, à la brioche facile. Et ceci, à nouveau,
n’était décidément pas le genre du quartier.
Les journées passaient, réglées
comme un métronome. Il se levait à 6h30, préparait du café, se lavait,
s’habillait et partait à 7h afin d’arriver à 8h à la boutique de monsieur
Brissebard, qui, comme tous les matins, regardait sa montre dés qu’il apercevait au coin de la rue du
Moutonnier la silhouette dodue de Monsieur Taupin. Le magasin ouvrait alors ses portes. A 12h30, Monsieur Taupin prenait sa pause déjeuner, puis il revenait à
14h et enfin fermait boutique à 18h30. Il rentrait chez lui à 19h30 et dînait à
20h pour finalement se coucher vers 23h.
Mais, intéressons nous de plus près
à sa pause déjeuner, puisque c’est durant ce laps de temps que sa vie va
basculer.
Chaque matin, Madame Taupin
confiait invariablement à son fils un petit porte-monnaie sur le seuil de la
porte du 4, rue de la mimolette. Ce porte-monnaie contenait 3 sous. Pas un de
plus, pas un de moins. Ils étaient destinés à l’achat d’une gamelle de soupe ou
d’une quelconque collation afin de le sustenter à l’heure du déjeuner. Mais
monsieur Taupin n’était pas si goinfre que l’on aurait pu croire.
Tous les jours, il passait devant
boulangerie, gargote et autres commerces de bouche sans même leur jeter un
regard. En vérité, il se rendait à pas pressés sur les quais qui longeaient le
canal, et où se trouvaient les bouquinistes de la ville. Là, quasi fébrile, il
fouillait parmi les rangées de livres, heureux à l’idée de trouver une belle
édition d’un de ses romans fétiches ou de découvrir un auteur qui pourrait
devenir un ami. L’odeur de ces vieux livres le grisait et il lui était
difficile de résister à l’appel du papier, des couvertures illustrées, de
l’objet en lui-même. Une si petite chose pouvant contenir un si grand monde.
Au gré de ces excursions il avait
naturellement fait la connaissance d’autres personnes qui partageaient sa
passion. Mais ceux-ci étant essentiellement des collectionneurs, activité dont
il ne pouvait souffrir, il restait en retrait de ces conversations éclairées
dont il ne percevait que de vains échos compassés.
Et… Ce jour là... Cela devait
être un jeudi mais peu nous importe, quelqu’un s’adressa à Monsieur Taupin.
- Ah oui.
C’est une jolie édition…
En effet, la voix ne se trompait
pas. Monsieur Taupin avait déniché une édition de poche, d’un roman d’aventure
datant sûrement d’avant le Second Empire, et peut-être d’avant les Sages
d’Aeris. Un petit roman qui n’était pas un classique, mais qui avait son charme
et une certaine dose d’exotisme.
Monsieur Taupin se tourna pour
jauger de l’homme à qui appartenait cette voix chaude, caverneuse et que l’on
devinait prête à tous les éclats.
Il était grand, élancé et portait
une élégance toute naturelle. Il affichait une barbe rase, légèrement
grisonnante qui dévoilait un âge proche du sien. Un feutre au large bord
couvrait sa tête et des yeux bleus vifs, perçants et amusés le sondaient. Ses
vêtements, et Monsieur Taupin connaissait son affaire, semblaient de bonne
qualité. Robuste, chaud, à l’épreuve du temps. Il en déduit que l’homme se
préoccupait de son apparence mais savait être raisonnable, ce qui était naturel
par les temps qui courent.
Monsieur Taupin se sentait en
confiance et eu immédiatement une forme d’affection pour ce parfait inconnu. Il
se décida à sourire et à lui répondre.
- Oui, c’est
vrai… la préface y est particulièrement intéressante…
- Ah ? De
qui est-elle ? Dit l’homme avec réel intérêt.
- Du docteur
Poussin.
-
Permettez ? Dit l’homme tout en mettant une paire de lunette demi lune sur
son nez.
- Je vous en
prie. Répondit Monsieur Taupin en lui tendant le livre.
L’homme commença la lecture de la
préface et, tout en lisant, s’adressa à Monsieur Taupin.
- Ce Poussin
est étonnant… Dommage qu’il n’ait pas été plus discipliné…
- Oui, c’est
vrai…
L’homme regarda alors Monsieur
Taupin et lui rendit le livre, souriant avec une étonnante franchise.
- Un
chocolat ? lui dit-il en tendant une plaquette entamée.
A cette question Monsieur Taupin
se sentit tel un enfant. Il eut, l’espace d’un instant, l’image de sa mère lui
sermonnant que l’on ne doit pas accepter les friandises des croquignols.
- Noir ?
- 80 %... Il
vient de la maison Cassagne.
- Très bonne maison…
Monsieur Taupin croqua dans le
carré. L’homme dégustait son morceau de chocolat l’air heureux. Il regardait
les nuages gris de cette fin d’automne.
- Stichelton.
Tugdual Stichelton. Lui dit-il tout à coup, tendant sa large main vers
Monsieur Taupin.
- Taupin.
Victor Taupin.
Ils se serrèrent vigoureusement
la main et ç'en était fait du destin de Monsieur Taupin. Jamais, il n’aurait pu
se douter qu’une longue amitié allait commencer et que de douces aventures l'attendaient.
- Bon
alors ? Vous le prenez cet imprimé ? Dit le bouquiniste.
- Oui, oui.
S’empressa de répondre Monsieur Taupin.
Il ouvrit son porte-monnaie,
légèrement gêné, sous le regard de Stichelton et tendit deux sous au
commerçant.
- Bon et bien
au revoir… Dit Taupin non sans un certain embarras.
- Au revoir.
Monsieur Taupin commença à partir
puis se ravisa, il se tourna vers Stichelton.
- Je vais
rejoindre mon travail, dans le quartier de la serrurerie. Peut-être voulez-vous
m’accompagner ? Nous bavarderons en chemin… Si c’est votre destination bien sûr…
- Mais
volontiers. Je travaille moi-même dans le quartier de la serrurerie.
Allons-y !
Les premiers jours de novembre
annonçaient un hiver particulièrement rude. Les gens commençaient à faire des
réserves de bois et de charbon, d’huile et de farine. Au coin des rues, les
vendeurs de marrons chauds ou de saucisses grillées faisaient leur apparition.
C’était ce moment là, le retour
vers la boutique de Monsieur Brisebard, qui était le plus dur. Souvent, il
regrettait son achat du jour en pensant qu’il aurait mieux fait de manger une
bonne saucisse grillée avec quelques patates gratinées. Mais cette fois, il
n’entendait pas l’appel de son ventre, et commençait à sérieusement apprécier
ce grand dadais de Stichelton.
- Et vous
faîtes quoi dans la vie mon cher Taupin ? Vous permettez que je vous
appelle Taupin ?
- Je vous en
prie… Je suis tailleur… Tailleur pour homme.
- Peste !
Voilà un métier fort sympathique. Vous avez votre propre boutique ?
- Non, je
travaille pour les établissements Brisebard.
- Brisebard
vous dîtes ? Pas Antoine Brisebard…
- Lui même…
Vous le connaissez ? Répondit Taupin, non sans crainte.
- Oui. Enfin,
je le connais… Tout est relatif… C’est un ami de mon patron. Je travaille pour
Fernand Suquet. Vous connaissez ?
- Non, je ne
crois pas…
- Fernand
Suquet : Le matériel moderne de chais. Tout ce qui concerne le vin.
Téléphone : 1.96… Le téléphone… Quel drôle d’invention n’est ce pas ?
- Je n’en ai
jamais utilisé… mais alors vous êtes…
- Je vends des
boucheuses, capsuleuses, tireuses, étiqueteuses, rinceuses… Bref, que des
machines fondamentales pour l’avenir aviné de l’humanité.
Monsieur Taupin souriait, quand,
soudainement, Stichelton arrêta sa marche.
- Aimez-vous
le gibier Taupin ?
- Ma foi oui.
Plutôt beaucoup même.
- A
plume ? A poil ?
- Les deux.
- C’est encore
la saison des grousses… Avec de le chance, il peut avoir des
ortolans… Vous m’êtes très sympathique Taupin… Que diriez-vous de dîner
avec moi ce soir ? Je connais une petite auberge où j’ai mes habitudes...
- Heu… Et
bien, je…
-
Pardonnez-moi. Je suis très cavalier. Vous devez avoir des obligations..
- Non, non…
Pas le moins du monde… Je… Eh bien soit ! Avec plaisir !
-
Parfait ! Disons 21h. Le lieu se nomme « Chez Fausto », rue de
la petite truanderie. A tantôt Taupin…
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